Les chaussettes jaunes

 »-. Josée avait laissé sa bicyclette chez une amie, et je me demandais comment j’allais lui dire que je possédais une voiture, une Mercedes, comme tous les fils à papa de cette époque-là, une merveille que j’ai pleurée quand elle a disparu dans un bombardement. Josée a retrouvé sa bicyclette, je lui ai dit qu’on ne pouvait pas se quitter comme ça, que j’allais au moins la reconduire jusqu’à sa porte, à Courbevoie, qu’il suffisait de voler une voiture. Nous avons cherché un peu, ou plutôt j’ai fait semblant de chercher et, boulevard Saint-Germain, j’ai retrouvé ma Mercedes qui attendait. Josée a battu des ✋, ça lui plaisait follement de monter dans un engin pareil et de voler un bourgeois. Échappement libre pour Courbevoie.

Je l’ai bien embrassée devant sa porte, et elle m’a donné ses socquettes jaunes, que j’ai gardées longtemps dans mon paquetage de soldat. Elles m’ont porté bonheur jusqu’à Kiev où je suis arrivé sans une égratignure, mais à Kiev on m’a volé une partie de mes affaires… et les socquettes jaunes. Les malheurs ont commencé, et j’ai compris qu’elles m’avaient fasciné parce qu’elles portaient bonheur. Longtemps après la guerre, il m’a semblé reconnaître dans une dirigeante des organisations féminines ma petite Josée. Évidemment, ce n’était plus la même, les petits seins se sont aplatis, elle ne noue plus de 🎀 même rouge dans ses cheveux et ne porte pas de socquettes jaunes. Il y a cependant un indice troublant, la notice du journal la présentait comme une cycliste enragée. Enfin, tout ça pour vous dire combien les chaussettes jaunes m’ont ému… » Michel Déon (Un taxi mauve)