L’heure de conter

 »-. Je regardai l’heure, minuit. Taubelman parlait depuis le début du dîner. Il y avait chez Taubelman un goût des mots pour les mots, une sorte de musique pour l’argot et la préciosité, qui est impossible à rendre en français par écrit. Tirons notre chapeau, les conteurs sont les rois, des poètes inspirés, la plus haute illustration du génie de l’homme. Ils ridiculisent l’écriture. Avec Taubelman, nous avancions en pleine poésie, et, tel un illusionniste, il s’escamotait derrière les mots, pour apparaître comme un jeune fugueur de seize ans au coffre d’athlète et à la cervelle vide. Mais les cervelles se remplissent. Et Taubelman savait un nombre infini de choses. À un point irritant. Il retombait parmi nous, de tout son poids, avec ses minauderies mondaines, ses grâces de pachyderme, et, quand même, son charme certain, envoûtant.

Nous sentions très bien qu’il pourrait nous raconter sa vie entière et que nous l’écouterions sans fin. L’homme était fait pour raconter. Dès qu’il sait écrire, ou lire, il s’atrophie et dégénère. La paresse l’envahit. Sa mémoire ne lui sert plus à rien, et l’esprit de l’escalier prend le pas sur la répartie. Taubelman à table, excité par l’alcool et la nourriture, montrait du génie. Il fallait en convenir, si fort qu’on se défendit de lui. Nous savions qu’il mentait, mais où ? Il avait vécu une vie de rencontres, de hasards quasi-miraculeux comme on n’en voit que dans les romans d’aventures pour enfants. La vérité existait quelque part. On pouvait situer des points de repères mais Taubelman brouillait la piste avec la science des hâbleurs… » Michel Déon (Un taxi mauve)